Leroy Clarke entre poésie et peinture
Patricia Donatien-Yssa
(Université des Antilles et de la Guyane, France)
Patricia Donatien-Yssa est artiste-peintre et Maître de conférences à l’université des
Antilles et de la Guyane. Ses enseignements et ses recherches sont axés sur la littérature
et la civilisation de la Caraïbe et de l’Afrique anglophones. Elle s’intéresse tout
particulièrement à l’esthétique, à la spiritualité et à la littérature féminine. Elle a dirigé
le numéro 15 de la revue
et un ouvrage intitulé
Cercles « Art et spiritualité dans la Caraïbe et les Amériques »Images de soi dans les sociétés post-coloniales.Ecrire un article sur Leroy Clarke relève de l’émotion et de
l’hommage, et ouvrir
ans, c’est laisser opérer la magie, comme elle opère à
chaque fois, tant les mots et les images qu’on y voit sont
denses et signifiants. Leroy Clarke est un homme singulier.
Il est de ces êtres qui vous marquent et dont chacune des paroles s’inscrit
à jamais dans votre mémoire. Leroy Clarke est impressionnant au sens
premier du terme, et malgré ses airs débonnaires et rustres, la finesse de
ses rares réparties, la beauté saisissante de tout ce qu’il produit : dessins,
peintures, poèmes, impriment, comme d’une marque indélébile, l’oeil et
l’âme.
Leroy Clarke est un homme de conviction et il est difficile de
comprendre la portée et le sens de son oeuvre sans une connaissance
minimale de sa vie et surtout de la spiritualité qui est l’essence même de
sa production artistique.
Né en 1938 à Gonzales, petit village de la région de Belmont, dans la
grande île de Trinidad, au large des côtes du Venezuela, Leroy Clarke
consacre sa vie, et dès son plus jeune âge, à l’art. Rien ne lui résiste, rien
ne lui échappe : il chante, danse, crée des costumes, joue la comédie,
monte des pièces, griffonne sans arrêt des mots, des signes et des traces
qui enflent de jour en jour. Il dépense une telle énergie que nul ne
parvient à suivre son rythme effréné. Bien que n’ayant reçu aucune
formation artistique, l’homme développe rapidement un grand savoir-
Douens1, l’ouvrage offert il y vingtcinqfaire. Sa soif de connaissance et son exceptionnelle capacité de travail lui
permettent toutes les audaces. Après avoir monté plusieurs pièces de
théâtre, il se consacre à la peinture et réalise sa première exposition
personnelle à Port of Spain – Trinidad – en 1966. L’exposition intitulée
« A labour of love », surprend mais l’artiste est remarqué et invité à la
biennale de Sao Paulo au Brésil la même année, et à Expo’ 67 à Montréal.
Sa réputation est faite, il quitte Trinidad en 1967 pour s’installer aux
Etats-Unis où il deviendra, en 1969, le premier artiste en résidence du
Studio Museum de Harlem. Il y reste jusqu’en 1975 et y côtoie des
peintres, écrivains, poètes, chanteurs mais aussi des militants, tous
engagés depuis longtemps dans la lutte pour l’acquisition des droits
civiques et la reconnaissance culturelle des Américains de race noire. Il se
fait en particulier des amis parmi les membres des Black Panthers dont il
partage la philosophie. Imprégné et influencé par la pensée de grands
hommes tel le philosophe Alain Locke
Luther King et autre Malcom X, Clarke projette sur Trinidad, qui sort à
peine de la tutelle dominatrice et destructurante de la colonisation
britannique, ses aspirations à la liberté et à la dignité. Il couche sur le
papier et sur la toile, ses souffrances et ses frustrations, reflets de celles de
tout un peuple qui a vécu quatre cents ans de domination. En 1976, il
rentre à Trinidad et Tobago, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre une
carrière surprenante pour un Caribéen, entre l’Amérique du sud, le
Canada, les Etats-Unis et la Caraïbe où il participe à de nombreuses
expositions collectives, biennales et festivals ; mais dans ces pays, c’est
surtout grâce à ses expositions personnelles qu’il se fait une notoriété.
Elles sont aussi rares qu’époustouflantes car, pour cet artiste, l’oeuvre est
un don de soi. Chaque série présentée est saluée par la critique :
« Douens » (1976), la série de « El Tucuche I, II et III » qui l’occupera de
1980 à 1991 et « Taste of Endless Fruit » (1992), remportent toutes un
véritable succès. Parallèlement à sa peinture, Leroy Clarke produit
plusieurs recueils de poèmes, dont
significative dans la definition de son parcours spirituel, sur laquelle
nous travaillerons dans cet article ; mais aussi le fameux
endless fruit
Fidèle à ses convictions, Leroy Clarke utilise son travail de peintre et
d’écrivain pour aider la population trinidadienne à évoluer et à se défaire
«
tente d’aider ses compatriotes à se défaire de la gangue du matérialisme
et de l’individualisme qui les empêche de se libérer culturellement, et à se
projeter dans un développement psychique nécessaire à la progression de
leur nation.
En rentrant à Trinidad, Clarke redécouvre les Shango Baptistes. Il
connaît cette Église depus son enfance, mais l’homme qu’il est alors
trouve en cette spiritualité une résonance nouvelle. En effet, durant son
séjour au Studio Museum, l’artiste a partagé la soif de redécouverte et de
remise en valeur de l’héritage africain des créateurs noirs américains. Et
dans cette même période, le peintre-poète s’est progressivement détaché
des contingences materielles pour effectuer un voyage en lui-même, et
tenter de trouver une source d’ancrage spirituel pour son travail. En
rentrant chez lui, Clarke trouve une réponse à son questionnement dans
la foi et le dogme Shango baptiste. Il entame alors une initiation dans
cette église, et en gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir prêtre.
Le «
Yoruba et du Protestantisme que l’on trouve essentiellement dans les îles
anglophones de la Caraïbe, et en particulier à Trinidad et à la Jamaïque.
Le peuple Yoruba a été massivement arraché du Nigéria et du Bénin pour
être déporté dans la Caraïbe durant la traite esclavagiste. Cette
population possédait des systèmes politiques, philosophiques et religieux
extrêmement structurés grâce auxquels elle a pu survivre à l’institution
esclavagiste et continuer à pratiquer ses cultes et ses traditions. La foi
Yoruba constitue, par conséquent, le ferment de toutes les grandes
religions syncrétiques de la Caraïbe et de l’Amérique du sud : Vaudou,
Candomblé, Santéria, «
Après le retour de Leroy Clarke à Trinidad, son implication
politique et spirituelle est devenue, et est toujours à ce jour, l’essence
même de sa production artistique. Sa spiritualité ainsi que son désir
d’aider son peuple ont pris l’ampleur d’un mode de vie, et chaque
création, chaque décision au quotidien, chaque geste est déterminé par sa
foi et par l’espérance qu’il porte en tout être et en toute chose. D’ailleurs
un des aspects singuliers et importants de son oeuvre est une pratique
rituelle qui détermine à la fois le contenu et la forme de son travail. Ce
rituel s’appelle le sacrifice immédiat, pratique qui consiste à faire une
offrande aux orishas (divinités yoruba) et notamment à celle qui
gouverne les adeptes de la foi Shango Baptiste, le Dieu Shango, orisha du
tonnerre, qui possède l’ashe, la force divine incarnée, le « pouvoir-defaire-
arriver-les-choses »
2, et par le combat des MartinDouens : une oeuvre particulièrementTaste of the3, ainsi que Eying de Word-Love Poems4.des séquelles de l’ère coloniale. Il définit lui-même son travail commethought-provoking », et aussi bien dans ses écrits que dans sa peinture, ilShango Baptism » est une religion syncrétique dérivée de la foiSpiritual Shouters » et « Shango Baptism ».5. Le sacrifice immédiat, qui est pratiqué avant84
tout acte de création, consiste généralement à verser de l’alcool, du rhum
très souvent, aux quatre coins de la pièce ou du lieu où l’on va travailler,
et à offrir de la lumière à l’orisha tout en en psalmodiant des incantations
qui peuvent être accompagnées de musique ou de chants.
Ce sacrifice vise à obtenir un état de transe créative dans laquelle l’individu
atteint un niveau de conscience éveillée où la surstimulation sensorielle
déclenche l’hyperactivité artistique. [Leroy Clarke] affirme pouvoir dans cet
état créer à partir du chaos et transformer la matière brute en miroir de son
imagination, de son message, de son énergie et de son hypersensibilité.
6Ce rituel est un des éléments essentiels qui soudent la démarche
artistique de Leroy Clarke en un acte global. En effet, grâce à l’initiation
qui l’a progressivement mené à son statut de prêtre et de sage, l’artiste
connaît toutes les étapes de la mise en relation des orishas et des hommes,
des offrandes à la reception des messages. Sa peinture, comme sa poésie,
ne sont que des supports qui lui permettent de retransmettre le message
reçu.
L’engagement peu commun et la singularité de l’artiste auraient pu
l’ostraciser, cependant, au même titre que Wifredo Lam, célèbre peintre
cubain ou encore que le non moins connu Roberto Sebastian Matta
(peintre chilien), Leroy Clarke a su faire de ses convictions aussi bien
religieuses que politiques une dynamique pour son oeuvre duelle. Le
combat politique, pas plus que la spiritualité ne sont à proprement parler
les thématiques de l’expression picturale et poétique de Leroy Clarke.
Mais ces deux aspects définissent son esthétique et apportent du sens à
son oeuvre. C’est peut-être grâce à cet engagement que le peintre-poète a
pu créer une oeuvre d’une grande originalité qui fait de lui un modèle et
un artiste en pointe dans la création contemporaine caribéenne. En effet,
les thématiques, rythmiques, structures, modes de fonctionnement de ses
oeuvres trouvent leurs origines dans les traditions, l’oralité et la
spiritualité afro-caribéenne.
Dans la conception que développe Leroy Clarke, l’art pour l’art est
un non sens, car sa conception de l’art est largement conditionnée par la
culture et la philosophie yoruba. Selon cette philosophie qui est basée sur
une série de principes qui conditionnent tous les aspects de la vie de l’être
humain, tout être doit pouvoir bénéficier d’un bien-être matériel, affectif
et spirituel, bien-être qui dépend de l’équilibre social de la communauté.
son engagement, et par son implication spirituelle. L’artiste se perçoit, en
effet, comme récepteur d’une mission confiée par les
création inspirée et engagée ne peut être compris qu’au travers du prisme
de la philosophie yoruba.
L’étude de l’oeuvre duelle de Leroy Clarke montre que sa
thématique et son objectif ultime peuvent être perçus selon trois angles.
Premièrement, révéler la conscience collective en utilisant l’art comme un
miroir, deuxièmement, cheminer vers un accomplissement individuel et
collectif, et troisièmement, définir une esthétique caribéenne qui permette
à chacun de s’épanouir. Le travail de Leroy Clarke, quoique fortement
impliqué culturellement et politiquement, ne se résume pas à une
propagande afrocentriste et anticolonialiste, et encore moins à du
prosélytisme ; car son écriture poétique et picturale est infiniment
complexe et subtile. La double implication de Clarke dans l’art visuel et
dans l’expression poétique se révèle être un atout dans l’achèvement de
ce triple objectif dans la mesure où les deux formes d’art sont
complémentaires et permettent une meilleure lecture du message de
l’artiste. Car le symbolisme revêt dans cette démarche une importance
capitale ; toute son oeuvre est une immense allégorie qui ne peut être
comprise que par une approche globale de l’ensemble de ses écrits et de
ses tableaux. Clarke perçoit et définit son oeuvre comme un long et
difficile périple, une ascension le long du corps humain, des pieds à la
tête, ce corps humain représentant lui-même le corps social des pays postcoloniaux
de la Caraïbe. Ce périple est aussi un voyage historique à
l’envers, vers les origines, mais également un cheminement de la
conscience vers l’éveil. Le premier recueil de poèmes de Clarke,
the endless fruit,
voyage, la mise en place de la tâche, après le contrat établi avec lui-même
par sa première série de toiles, « A labour of love ». Les trois séries de
peintures rassemblées sous le nom de « El Tucuche » sont des étapes très
importantes de ce voyage car l’artiste y progresse vers le sommet, « El
Tucuche », qu’il dénomme aussi « la face de Dieu, l’aspiration suprême
de l’homme ».
Les choix thématiques de Leroy Clarke sont entièrement dirigés parorishas. Ce choix deTaste ofpublié en 1974, est en quelque sorte la préparation à ce10 El Tucuche est le plus haut sommet montagneux de
87
Trinidad, et Leroy Clarke l’a choisi comme symbole du but ultime, de la
conscience éveillée.
Douens
travail allégorique car c’est un épiphénomène de la démarche de Clarke.
En effet,
une exposition, mais c’est aussi un recueil de poèmes et de dessins publié
en 1981, bien qu’entamé longtemps auparavant. De 1975 à 1981, l’artiste
s’est consacré à une production, non pas parallèle mais au contraire
extrêmement enchevêtrée, de poèmes, de dessins et de peintures. Le
chevauchement et l’interpénétration perpétuelle qui caractérisent toute
l’oeuvre de Clarke, et en particulier
qui se perçoit d’abord, pour le profane, pour celui qui approche pour la
première fois cette oeuvre, par le ressenti d’une même et unique émotion.
La sensation première est celle d’être happé par un chaos fascinant, car le
travail de Clarke est excessif et étourdissant. Le spectateur ou le lecteur
est figé sur place et submergé par l’émotion ; car Clarke utilise l’emphase
et l’exagération qui seules peuvent, selon l’étude de l’esthétique du
contre-exotisme que René Ménil développe dans son ouvrage
jadis
manifeste dans cette région où « l’écrivain antillais ne peut écrire […]
sans que son écriture soit démesurée, excessive, bref, sans que la parole
soit un cri et le style une violence »
la perception première s’organise sur la toile et la page, et le récepteur de
l’émotion est à la fois aspiré et pénétré sans savoir d’où provient cette
sensation de régénération.
Les poèmes de Clarke ne sont pas destinés à décrire ses tableaux,
non plus que ses toiles à mettre en images et en couleurs sa poésie. Les
deux formes d’art procèdent d’une même énergie, d’une même émotion,
suivent un même cheminement et participent de la même esthétique. On
peut tenter d’approcher de manière plus explicite et plus détaillée les
trois angles du travail de Clarke. Pour ce faire, la révélation de la
conscience collective par l’artiste par la traduction physique et sensuelle
d’une demarche à la fois spirituelle et conceptuelle est essentielle et
fondamentale. L’art a un effet cathartique et permet bien plus que la
politique ou la philosophie de faire évoluer celui qui s’y confronte, selon
René Ménil qui affirme que « c’est dans la poésie que nous pouvons lire tout ce qui importe »
présente à plus d’un titre un intérêt particulier dans ceDouens est à la fois une série de peintures qui aboutit en 1976 àDouens, créent une cohérence totaleAntilles déjà(1999), rendre cette dimension de la souffrance et de l’excès11. Cependant, petit à petit, le chaos deprend la parole, il ne dit pas et n’écrit pas « I » (je) mais « Eye » (oeil). Il est
l’oeil, donc celui qui voit, celui qui révèle. L’histoire, la géographie
politique et même climatique de la région caraïbe ont plongé les
rituel et thérapeutique de création. La démarche que s’est assignée Leroy
Clarke, comme de nombreux autres peintres, écrivains et poètes, parmi
lesquels on peut citer Wifredo Lam ou encore Aimé Césaire, consiste
alors à recréer la mémoire et rétablir l’histoire, car il est persuadé que les
Caribéens ne peuvent progresser que s’ils admettent ce qu’ils sont et ce
qui les entrave. Reconnaître son appartenance à un peuple dont l’histoire
a été fragmentée et falsifiée, admettre son appartenance à peuple en
souffrance est une démarche difficile et périlleuse, car elle peut mettre
l’individu en conflit avec lui-même, d’où la métaphore montagneuse
créée autour de « El Tucuche ». Ainsi, l’oeuvre à la fois picturale et
poétique que Clarke crée de 1975 à 1981 est un acte d’accompagnement
des Trinidadiens dans le cheminement difficile mais nécessaire, vers une
réappropriation salutaire de leur histoire. Les images et les textes
produits pendant cette période sont forcément très durs, très heurtés, très
fragmentés. Ce sont des images blessées, qui représentent l’expurgation
de la souffrance. Par le biais de ses créations, Clarke aide les Caribéens à
s’extirper du carcan dans lequel ils se sont eux-mêmes enfermés pour
n’avoir pas réalisé que toute leur histoire était bâtie sur la torture, le sang,
l’annihilation, le mépris. Ainsi, dans ses peintures et ses dessins, Leroy
Clarke montre les corps au-delà de leur nudité, dans leur intériorité
déchirée et fragmentée. Les os sont désemboîtés, les peaux sont
parcourues par de trop nombreux nerfs et transpercées par d’étranges
griffes. Les êtres et les paysages ne s’organisent pas en formes continues
et logiques, les ventres explosent en soleils épineux, les têtes
bourgeonnent en racines sinueuses, les arbres s’ornent de poissons sans
nageoires et les oiseaux surgissent, avec leurs triples becs, du cerveau
d’une maison-montagne-tête, affichant l’indécente beauté torturée de la
courbe explosée d’un sein.
Et dans les longs poèmes qui constituent le recueil
déclame ce même chaos, cette même souffrance.
populations qui y vivent dans un enfermement et dans le carcan d’unesouffrance à la fois physique et mentale qui doit être brisé, par l’acteDouens, Clarke
à entamer une plongée en soi, pour une lente remontée vers le but ultime,
vers « El Tucuche », qui devient alors le symbole du caribéen révélé à luimême,
par le rejet du mimétisme. L’artiste invite son public à partager la
démarche qu’il a lui-même accomplie ; un voyage initiatique vers la
liberté que procure l’accomplissement de soi.
Au-delà des objectifs communs qui réunissent la peinture et la
poésie de Leroy Clarke en une seule et même oeuvre, l’élément essentiel
qui organise cette double production en une entité unique est
l’esthétique. L’esthétique personnelle que le peintre-poète développe
depuis près de quarante ans, s’inscrit parfaitement dans la tendance qui
s’est amorcée depuis une vingtaine d’années dans la Caraïbe avec
l’avènement de la peinture contemporaine. Cependant, cette esthétique
trouve ses racines dans une recherche poétique qui est bien plus ancienne
car les oeuvres des grands poètes caribéens datent des années 1940, voire
1930.
L’esthétique caribéenne n’a jamais été définie en tant que telle, mais
des grands poètes initiateurs aux jeunes artistes plasticiens
contemporains, on peut retrouver et classifier un certain nombre de
principes autour desquels la conceptualisation d’une théorie devient
possible. Après avoir mené une étude approfondie de l’oeuvre de
plusieurs écrivains, poètes et peintres, aux rangs desquels figure Leroy
Clarke, j’ai pu discerner plusieurs principes qui définissent ce que j’ai
nommé l’esthétique de la blès
cependant lumineuse car malgré l’obscurité qui la caractérise, la
révélation qu’elle provoque et l’éclairage qu’elle apporte en sont la
finalité et l’inévitable conséquence »
Les principes essentiels qui déterminent cette esthétique sont au
nombre de douze
Dans ce long parcours, il pousse ses spectateurs et ses lecteurs à déchiffrer les métaphores énigmatiques,14 : « une esthétique souvent brutale mais15.16 et bien que tous s’appliquent parfaitement à la14
touche essentiellement les jeunes sujets. Affection psychosomatique ou imaginaire, elle peut
prendre la forme de désordres physiques, mais elle peut également atteindre les fonctions
mentales de l’individu et se manifester sous forme de confusions allant d’une mélancolie sans
conséquence jusqu’à des troubles graves altérant la santé physique et mentale du sujet. Cette
affection se serait développée au cours des quatre siècles d’esclavage et de colonisation, suite
aux souffrances endurées par les générations successives de Caribéens.
et de l’accumulation, de l’opposition, de l’unité dans la diversité, de la
double conscience et de la régénération.
Le « principe de la révélation » consiste en une « reconnaissance et
verbalisation du mal »
communautaire »
poétiques autant que dans sa peinture les failles et les manques des
sociétés caribéennes. Ainsi, l’absence d’histoire continue, l’auto
dévalorisation de l’individu, le manque de cohésion sociale deviennent
des leitmotiv qui circulent dans les textes comme dans les peintures tels
des fils d’Ariane, palpables ou secrets, mais que l’on peut toujours suivre
comme dans cet extrait du poème « Archipelago » :
La blès est une maladie non reconnue par la médecine occidentale, qui, dans la Caraïbe,création de Leroy Clarke, quelques-uns d’entre eux sont particulièrementintéressants au vu du sujet qui nous préoccupe dans cet article : il s’agit des principes de la révélation, de la réinvention du drame, de la franchise17 et en une exposition de la névrose18. Clarke s’applique à démonter dans ses productionsHistory pretends amnesia here, though faces smiles
From rocks their careful etching of defeat. At last
House slave, tuxed’n spats, glares from hooded eyes,
Circumspec’, jokes under a crisp Sunday’s unwaning architecture.
19Toutefois les notions de faille, d’absence et de manque ne sont pas
seulement exploitées en tant que thèmes, mais apparaissent aussi et
surtout en tant que marqueurs esthétiques. En effet, dans le poème
intitulé « Archipelago » comme dans les peintures « De arranger » et
« Eye keep my word », dont les titres sont évocateurs, l’observateur
constate la disparition de lettres, voire de mots ainsi que la discontinuité
du traçage. Par ailleurs, les personnages dépeints donnent souvent
l’impression d’être tronqués et de présenter une difformité, plus ou poins
avérée.
Le deuxième principe de l’esthétique de la blès, que nous
évoquerons ici, « la réinvention du drame », est au coeur de l’oeuvre de
Leroy Clarke, comme elle l’est dans la grande majorité des oeuvres
caribéennes signifiantes. La négation des faits historiques et notamment
de leur atrocité a nécessité une fantasmagorie de la mémoire. Ainsi les
artistes, écrivains, poètes, peintres, de même que les chorégraphes et
dramaturges, recréent dans leurs oeuvres des situations de crise qui
plongent les personnages et leur environnement même, dans des gouffres
où le drame et l’horreur les submergent. Ce goût du drame et cette
récurrence du catastrophisme, de la tragédie, que partage Leroy Clarke
avec bien d’autres créateurs caribéens, ont soulevé, chez les historiens et
intellectuels, une interrogation sur l’origine de ce penchant. La dimension
été évoquée ; on constate également que l’artiste caribéen, quelle que soit
sa discipline, possède une capacité à faire coexister le pire et le meilleur,
l’ombre et la lumière, l’horrible et le beau, ce qui nous renvoie au
« principe de l’opposition », qui rejoint par sa dimension subversive et
paradoxale le sublime de Burke. On remarque, enfin, que les oeuvres
produites dans cette optique esthétique ne tombent pourtant pas dans un
fatalisme ultime et que le désir de réalisation positive cohabite toujours
avec le sens et la présence du mal. Il semblerait que la conscience
collective ait un poids considérable dans cette manière de concevoir et de
créer. En effet, les populations de la Caraïbe qu’elles soient
amérindiennes, africaines, indiennes ou européennes, ont toutes
développé une intimité avec l’indicible qui a induit un état d’habituation.
Dans cette région, les cyclones, les tremblements de terre, la violence
physique extrême, la torture, le viol, l’asservissement, appartiennent à
l’histoire, à la nature, et les êtres humains ont appris à côtoyer cette
permanence, à la relativiser et à continuer à vivre malgré tout. C’est là le
coeur même de la notion de blès, la blessure qui se porte à l’intérieur et
n’empêche pas la vie. Ainsi, même les artistes qui se situent dans une
dynamique très contemporaine et occidentale et qui ne sont pas
préoccupés par des thématiques telles que l’expression de l’identité
caribéenne, la lutte anticolonialiste ou la négritude, sont influencés par ce
goût de l’extrême et du drame. L’analyse de l’oeuvre de Leroy Clarke
montre qu’il existe dans sa poésie un réseau très dense de métaphores et
de champs lexicaux qui évoquent, dans une récurrence lancinante, la
maladie, la mort, le danger, la peur, la pourriture et la décadence
Gossip of no-name-no-feet », poème extrait de
trope du morbide qui ne peut qu’égratigner la sensibilité du lecteur :
excessive de l’art caribéen, qui se projette toujours dans l’extrême, a déjà20. «Douens déroule ainsi unAll night,
Along this road of solitary trees
And abandoned clocks
I pound my skull
Sounding the bell
Like a one-legged watchman
For words, full of birds
But from a fissure in our bond
The mask bled
A river of putrid flowers.
2192
Cependant, ce principe de « réinvention du drame » ne concerne
pas seulement cet aspect morbide mais aborde également une forme de
chronotope magique. En effet, l’espace et le temps intimement liés dans
une indifférenciation physique, se font mystèrieux et étranges. Les
poèmes tout autant que les toiles entraînent le lecteur et le spectateur sur
des traces, chemins sinueux dans la forêt tropicale, où l’atmosphère est
très étrange et souvent inquiétante. On y fait la rencontre de créatures
insolites qui appartiennent souvent à une autre dimension : cheval à trois
pattes qui hante la nuit, scolopendre de métal, tête sans corps et corps
sans tête, oiseau porteur de flèches, femme-arbre aux cheveux et aux
membres bourgeonnants. La nature y est chaotique et mêle allègrement
chair et végétal : «
L’iconographie et l’imagerie de Leroy Clarke s’inspirent très fortement de
la mythologie et des croyances caribéennes. Ainsi le bestiaire qui grouille
aussi bien dans ses toiles que dans ses écrits vient tout droit des contes,
mais aussi des vieilles terreurs qui hantent les nuits des Antilles depuis
des temps immémoriaux. Par ailleurs, la grande familiarité avec laquelle
esprits, morts et vivants se côtoient dans son oeuvre relève encore une fois
d’une conception d’un monde sans limite où tout est possible, selon une
vision de l’univers que les religions syncrétiques afro-caribéennes ont
gardé de l’Afrique. Leroy Clarke joue en permanence sur les contrastes.
Dans son oeuvre picturale, l’ombre et la lumière s’entrechoquent sans
cesse – comme on peut le voir dans le tableau intitulé « Eye keep my
word » où une de ces têtes sans corps se révèle être un monde mystique
traversé par des courants d’ombre et des flashs de lumière. Dans sa
dynamique consciente de retour vers la spiritualité et vers les valeurs
fondamentales, Clarke montre l’horreur pour l’expurger, pour en finir
avec elle ; mais toute son oeuvre est marquée par cette cohabitation du
positif et du négatif évoquée plus haut. Par exemple, une de ses toiles,
intitulée « Bitter sweet bounty », dépeint une scène de désolation et de
destruction. Les deux personnages qui y figurent, l’un debout au premier
plan sur la droite, et l’autre assis au fond, semblent accablés. Leurs têtes
sont basses et leurs épaules lourdes, le monde autour d’eux semble avoir
explosé, et une rivière de lave – ou peut-être de sang – coule en son
centre. Cependant, étrangement, un soleil pur et irradiant se lève au fond,
illuminant le ciel d’une lueur orange. Ce soleil qui auréole les têtes des
deux personnages est un symbole d’espoir et de vie qui recommence,
immuablement. En poésie, cette même opposition existe et nous pourrons
citer pour exemple un extrait de « Pelt yuh stones nuh », un poème
d’amour où le personnage, « the Artist-poet-farmer », fait l’éloge de ce
sentiment si fort et si pur dans la violence d’un monde si peu fait pour
l’amour :
trees that were blood, blood of my veins »22.
There is a terrible hole in my stomach […]
Underneath, I have cherished your smile […]
Let me plunge my hands, my fingers, my toes,
The prick of my single roots through backward regions
Cemeteries, factories, desolate evenings
Sliced by the cry of one child; through smoke and foam
Let me arrive again on slave ships, carts, trucks —no!
Let me cross these immense seas of misery—no!
9323On remarque à quel point Leroy Clarke s’embarrasse peu de pudeur.
Il ne craint pas de choquer et utilise souvent des images très crues. Les
choses, aussi laides et difficiles à évoquer soient-elles, sont nommées par
leur nom et décrites jusqu’au bout et au-delà de leur indicibilité. L’artiste
évoque souvent la chair putride, le vomi, le sang, et dans les toiles comme
dans les dessins, les êtres sont éventrés, étalent leurs os et leurs faces
écorchées aux yeux de tous. Les mots comme les signes, s’entassent et se
répètent dans une spirale étourdissante. Bien des artistes caribéens,
écrivains ou plasticiens utilisent la répétition et l’accumulation comme
facteurs de dynamisme et d’énergie. Ces récurrences fréquentes jusqu’à
l’excès, structurent également les phrases, les récits, et participent de
l’organisation des oeuvres picturales. Chez Leroy Clarke, c’est cette idée
du voyage, de l’ascension, de l’incursion dans l’ailleurs, mais aussi de la
violence qui revient sans cesse. Cet usage de la répétition et de
l’accumulation est le fondement de son oeuvre littéraire et picturale ; il
marque de manière très nette l’attachement très profond de cette
esthétique à la créolité, et nous dirons même : à la langue créole. En effet,
dans la langue créole l’emploi répétitif d’un même mot est un mode
d’inscription dans un temps qui n’est pas linéaire, mais qui s’enroule sur
lui-même, non point dans dans l’enfermement mais dans une ligne de
fuite, vers le monde. Cette structure de répétition martèle dans les
poèmes de Clarke, l’évidence d’une souffrance récusée, la débacle des
corps déchirés, la faiblesse des âmes torturées :
94
De même, dans ses peintures et ses dessins, Clarke reprend
inlassablement les signes de cette douleur et les décline à l’infini. Il crée
le chaos énergique des entrechoquements, des glissements, des
fourmillements et des redites, pour dire l’indicible, montrer
l’insupportable. Ses oeuvres révèlent une multitude de détails
extraordinairement précis qui constituent des masses où l’on voit se
répéter dans un enchevêtrement parfois organique, parfois architectural,
plusieurs segments identiques qui confèrent à l’ensemble une sensation
de régénération.
Ce principe de régénération est un principe très positif et plein de
vitalité et c’est peut-être ce qui caractérise le mieux l’ensemble de l’oeuvre
de Leroy Clarke. Comme d’autres peintres et écrivains de la Caraïbe,
Leroy Clarke a réussi à s’approprier, dans une démarche syncrétique et
synthétique, des éléments appartenant aux deux vieux continents,
l’Afrique et l’Europe, et à leurs cultures millénaires pour les régénérer.
Grâce à ce principe, Leroy Clarke revisite et redynamise la langue
anglaise en la pétrissant de créole, de même il reconsidère les dogmes
artistiques occidentaux. Il revit l’Afrique dans la déterritorialisation d’un
désir libéré des contingences historiques et confronte, dans l’inévitabilité
de son syncrétisme, les perceptions de tous ses mondes. Il improvise sa
« caribéanité », fort de sa double conscience, de sa double appartenance et
de sa capacité à toujours se situer dans un interstice libérateur, mais aussi
à créer dans le principe de l’unité dans la diversité. Leroy Clarke n’est pas
un peintre qui écrit, ou un poète qui peint, il est un être de création. Un
homme dont la spiritualité est si forte qu’elle le propulse dans plusieurs
directions. Le prêtre de Shango a mis sa foi et son art duel au service
d’une reconnaissance à la fois politique et artistique de la Caraïbe. Il
impulse son énergie dans sa création pour l’émergence d’une culture
nouvelle, née de la décadence du monde colonial et d’une esthétique
enracinée dans la nudité symbolique d’une misère et d’une souffrance
métamorphosées en fleurs d’espoir.
Sa spiritualité et son militantisme artistique, porteurs d’un projet de
société où l’homme vit débarrassé de son individualité et de la tyrannie
de la consommation, s’articulent dans son iconographie textuelle et dans
son exceptionnelle capacité à nous projeter, nous autres Caribéens, face à
nous-mêmes.
Love, […] Enter my heart, where on an abrupt turnIn its forest, I meet you […]